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    Causerie.

    Les Lyonnais ont été fortement intrigués cette semaine par la construction d'un échafaudage compliqué sur la place de la République. Cela s'élève à hauteur d'un cinquième étage, menaçant, hérisse et biscornu. Et les passants de se demander à quoi rime cet appareil inattendu qui évoque le souvenir de ces machines de siège que la balistique du moyen âge dressait contre les hautes murailles des bastilles.

    On a été édifié au bout de peu de temps. Le surlendemain, une toile peinte a été appliquée tout le long de cette échelle bizarre, et le public s'est aperçu qu'il s'agissait d'une sorte de répétition générale du monument Carnot — commémoration depuis si longtemps attendue, réalisée déjà ailleurs, en d'autres villes de France, alors que Lyon aurait dû être la première a glorilier la mémoire du grand citoyen frappé sur son sol.

    Mais on se disait que sans doute les retards provenaient d'un scrupule excusable en somme. Apparemment c'était pour faire mieux que les autres que Lyon tardait si longuement à acquitter sa dette. On a donc attendu patiemment les opérations préliminaires d'un concours public dont le résultat n'a pas été sans causer quelque étonnement. Le projet choisi — de qui est-il, je ne le sais plus et ne veux pas le savoir — n'était pas précisément celui qu'eût couronné le suffrage universel des artistes et des gens de goût. Cependant, là encore, l'opinion a fait crédit, dans la pensée que peut-être le jury avait mieux vu que M. Tout-le-Moude...

    Hélas, il faut en rabattre aujourd'hui ! Nous avons sous les yeux, par la maquette de la place de la République, une image exacte de ce que sera le futur monument. La municipalité a eu la précaution utile de le représenter ainsi en effigie, pour avoir le sentiment de la population sur le choix de l'emplacement. Edifiera-t-on la chose aux extrémités ou au centre de la place ? Là-dessus, il y aura unanimité. Quel que soit celui de ces trois emplacements auquel on s'arrête, l'édifice donnera une impression contraire à la symétrie, nuisible à la perspective et, pour tout dire, détestable...

    Le coude de la rue de la République et l'amorce de la grande artère du quartier Grolée ont en effet leur intersection en dehors de l'axe de la place. D'où cette conséquence que le monument sera, quoi qu'on fasse, de travers ou par rapport à la place, ou par rapport aux voies intéressées. Quelle que soit la position qu'on lui assigne, il apparaîtra de guingois.

    Mais ce n'est pas tout. Le plus affligeant reste à dire. Le monument par lui-même est d'un effet hideux. Ce long cigare qui menace le ciel, obélisque renouvelé inopportunément de l'égyptien, évoque une plaie plus cruelle que les sept plaies d'Egypte : celle de la banalité désespérante. Les groupes latéraux, qui ont la prétention audacieuse de l'orner, rappelleront tout ce qu'on vu, mais sans grâce, sans art, sans aucune signification précise traduisant la pensée de pieux hommage qui inspira l'oeuvre officielle.

    Quant à M. Carnot lui-même, son image, et c'est là le vice fondamental rédhibitoire de cette malheureuse tentative, semble presque comique en dépit des souvenirs tragiques restés dans l'esprit de tous. Oh! ce geste étriqué et guignolesque ! Oh ! ce pardessus droit — façon tailleur — enveloppant le petit complet présidentiel ! J'ai entendu des passants sévères s'indigner contre la statue, disant que c'était « un second assassinat aussi immérité que le premier. » Je n'irai pas jusqu'à cette critique excessive. N'empêche qu'elle soit tout à fait fondée au fond, sinon dans la truculence de la forme.

    Il faut se demander maintenant avec quelque anxiété ce que décideront nos édiles. Je crains qu'ils ne se considèrent comme liés par leur décision antérieure et par le verdict du jury qui a tranché le concours — pourquoi oh mon Dieu ! — en faveur de ce projet navrant. Cependant, s'ils veulent dignement honorer le nom de Carnot et exécuter avec fidélité le mandat de confiance que leur donnèrent les souscripteurs, tout est à recommencer. L'emplacement est mauvais, le projet inavouable. Tel est le résultat de ce référendum par voie de maquette. Espérons, pour l'honneur de Lyon, qu'on voudra bien en tenir compte...

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